Interview RH : Nous avons beaucoup dévalorisé les métiers manuels

Julia POMMIER occupe le poste de Chargée de Recrutement au sein d’un Service Ressources Humaines dans une administration publique depuis sept ans. Auparavant, elle a travaillé plus de dix ans en tant que Chargée de projet dans le privé avant de se diriger vers le secteur public. Dotée d’une expérience notable dans le domaine du recrutement et de la formation, Julia partage avec nous ses connaissances et propose des solutions pour attirer et fidéliser des profils rares.

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Contexte actuel de la structure

Lola MALLET : Bonjour, selon vous, qu’est-ce qu’un métier en tension ?

Julia POMMIER: C’est un métier sur lequel on a des difficultés pour recruter ou fidéliser du personnel, voire même des difficultés à former des potentiels qui pourraient occuper ces postes.

LM : Quels sont les types de postes pour lesquels les difficultés de recrutement se concentrent ? Quelles actions sont mises en place dans votre structure ?

JP : Les difficultés de recrutement se concentrent principalement sur les métiers informatiques, notamment la production et l’exploitation informatiques. Au-delà, nous avons du mal à attirer des candidats sur les postes de technicien avec de nombreux recrutements infructueux. Il est également compliqué de recruter des agents comptables car les rémunérations sont faibles. On assiste aussi à une réelle pénurie de ressources pour les gestionnaires de marché public : non seulement il y a très peu de formations existantes, mais en plus ce n’est pas un métier qui attire car il a une image très procédurière.

Aujourd’hui peu de choses sont mises en place. Notre structure ne dispose pas des mêmes armes que la concurrence : il faudrait déployer des actions dont une partie est coûteuse. Nous avons tendance à raisonner par rapport à nos concurrents qui sont les Entreprises du Service Numérique (ESN) : elles forment beaucoup de jeunes diplômés (stages, alternances) et viennent les chercher avant la sortie de l’école avec des rémunérations généreuses. Pour notre part, nous commençons à initier des actions, comme la présence sur Linkedin et la communication sur ces métiers. Mais notre atout majeur pour se démarquer est un positionnement différent des concurrents : valeurs d’intérêt général, sens donné aux missions, équilibre vie privée/vie professionnelle, investissement sur la Responsabilité Sociétale Environnementale, développement durable, et la variété des métiers.

LM : Quelle est votre politique de recrutement face à ces recrutements difficiles ?

JP : Nous sommes sur une politique de recrutement “classique” : publication, réception CV et lettres de motivation, entretiens. Cette politique n’a pas un caractère agressif vis-à-vis de la concurrence et le sourcing est peu développé. Nous devrions développer davantage de choses pour nous différencier. Tout faire de façon homogène finit par nuire aux actions. Travailler sur notre capacité à décliner nos offres en fonction des cibles est un enjeu important, car certaines de nos offres non pourvues sont re-publiées parfois plusieurs fois. Une des difficultés majeures persistantes reste la rémunération.

LM : Sur quels types de postes se concentrent les difficultés pour le transfert de compétences ?

JP : La difficulté se concentre sur les postes techniques. La transversalité est importante (savoir-être) mais c’est la technicité qui prime. Par exemple, un bon agent comptable veut devenir chargé de commande publique. Même si nous supposons qu’il a un bon raisonnement logique, il faut malgré tout engager plusieurs milliers d’euros pour le former. Nous avons affaire au même souci en informatique.

 


 

Marque employeur et image demarque

LM : Quelles actions mettez-vous en place pour améliorer votre image de marque ?

JP : A l’heure actuelle, aucune action spécifique n’est mise en place pour améliorer l’image de marque… Et pourtant, ce ne sont pas les idées qui manquent ! Pour les métiers de l’informatique l’objectif est de faire plus de communication tournée vers l’extérieur plus développée grand public. Savoir faire c’est bien mais faire savoir c’est mieux.

LM : À votre avis, y’a-t-il assez de moyens (salons, publicité, communication école…) mis en œuvre pour pallier au manque de candidats ?

JP : Non évidemment. J’ai vu certaines entreprises à l'œuvre dans les écoles, c’est impossible de s’aligner. Une Entreprise de Service Numérique (ESN) qui organise une soirée de A à Z, qui offre des goodies… Il y a de plus en plus de partenariats qui se développent. Les entreprises viennent parrainer des travaux, des projets… Et donc ils ont un accès privilégié aux candidats. Sans notion de jugement, nous ne pouvons pas aller vers cela : c’est de l’argent public et ce n’est pas dans nos valeurs.

LM : Quelles actions sont réalisées pour diversifier le vivier de candidats ?

JP : Les actions réalisées pour diversifier le vivier de candidats sont multiples : nous participons à différents salons handicap, nous favorisons l’apprentissage et les stages et nous avons recours à Linkedin, nous faisons un peu de sourcing. Sans oublier l’APEC ! De plus, nous entretenons un vivier qui se révèle très efficace. Actuellement, nous n’utilisons pas assez le réseau ni la cooptation (officielle) même si certains agents s’en saisissent : c’est ponctuel mais pas structurel.

 


 

Conséquences et avenir

LM : 28,5% des contractuels en 2020 ont été recrutés sur des emplois vacants n’ayant pu être pourvus par des agents statutaires. Comment expliquer ce chiffre ?

JP: Ce chiffre montre que nous recrutons sur la compétence. Au sein de notre structure, nous recherchons des compétences peu répandues qui se trouvent beaucoup dans le privé : informatique, développement économique, insertion. Nous continuons de booster la politique de mobilité interne même si elle est compliquée. Dans la fonction publique, il faut garder à l’esprit que l’évolution de carrière est liée à la réussite de l’examen ou de concours. Nous pourrions bâtir plus de parcours de formation pour aller vers les métiers en tension.

LM : Pensez-vous que les nouvelles générations soient réfractaires à exercer certains métiers ? Si oui, pourquoi ?

JP : Sur nos métiers je ne sais pas, mais honnêtement oui. Nous savons qu’en France, il y a un écart entre l’offre et la demande. Il y a environ 500 000 offres non pourvues et je pense qu’il y a une frilosité des entreprises en règle générale à miser sur des potentiels à former. Nous avons beaucoup dévalorisé les métiers manuels, les filières d'apprentissages, nous manquons de lien avec le territoire. Certains territoires ont des spécialités et filières (exemple : dans la Loire, on peut citer la filière des textiles). En face, nous n’avons pas forcément les Centres de Formations des Apprentis (CFA) qui permettraient à des personnes de venir travailler dans ces filières. La chaudronnerie est un métier parfaitement illustrant. Je ne comprends pas que ce genre de métier ne soit pas valorisé, mais il est très bien payé. Pareil pour électricien. J’avais été très marquée par l’exemple suisse : les élèves s’orientent dès la quatrième. Ceux qui sont montrés du doigt sont ceux qui ne vont pas vers l’apprentissage ! En France, c’est l’inverse. Nous avons besoin de métiers de plus en plus qualifiés en termes de compétences.

LM : Quelles sont les possibilités d’évolution sur ces métiers en tension ?

JP : Les possibilités d’évolution pour les informaticiens sont l’expertise et le management. Je constate aussi que la reconversion professionnelle est en évolution. Concernant le marché de l’emploi, cela bouge depuis des années. D’une part, il y a les écoles et les centres d’apprentissage créés par les organismes. D’autre part, je remarque que les candidats en ont marre de se faire sourcer. Au-delà, nous assistons à l’augmentation du nombre de free-lance : de plus en plus d’employés osent quitter le salariat pour se lancer à leur compte. C’est un mouvement de fond qui n’est pas forcément lié aux tensions.

Propos recueillis par Lola MALLET, étudiante en Mastère Responsable en Management et Direction des Ressources Humaines à l’IGS-RH Lyon - avril 2021

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